Alice Planes a choisi d’emprunter les chemins détournés et oubliés de la “ grande ” histoire, préférant les récits, trajectoires et narrations individuels aux poncifs attendus des récits globalisants. Elle offre tout d’abord une perspective intime et micro-historique, ne perdant jamais de vue les grands enjeux dans lesquels ils s’imbriquent.

Dans son engagement artistique comme son histoire personnelle, les tragédies effrayantes du XXe et du XXIe siècle que sont la colonisation, l’ingénierie démographique, la mondialisation et les migrations sont autant de concepts qui certes constituent une toile de fond, mais dont les récits simplifiés qui permettent leur compréhension ne collent jamais tout à fait aux histoires personnelles de ceux et celles qui les ont réellement vécus. La description de phénomènes et événements historiques implique une schématisation des expériences, et a pour effet pervers la création de récits attendus, niant la spécificité des parcours, quand ils ne mettent pas directement en doute l’intégrité de ceux qui ne s’y conforment pas parfaitement.
Alice Planes fait le pari d’écouter et restituer, en perspective, des micro-fragments d’histoire qui construisent petit à petit une image complexe de l’articulation entre vécus individuels et “ grande ” histoire. Sans systématisme, elle préfère adopter une perspective empirique, additionnant histoire orale et objets du quotidien aux rêves et aspirations des individus qu’elle rencontre pour former une contre-narration subjective, dont l’accumulation même construit in fine les grands récits qui se veulent explicatifs.

Se confrontant aux tragédies migratoires qui hantent la “ forteresse Europe ”, Alice Planes se joue dans la vidéo d’animation Partir (2009) des éléments attendus des trajectoires poignantes des migrants cherchant à tout prix à traverser la Méditerranée. Loin du sensationnalisme médiatique, ou des exposés froids qui transforment les êtres en statistiques terrifiantes, elle choisit de présenter une expérience vécue et singulière, faite de rêves, d’aspirations et de défis qui complexifient l’image d’un migrant-objet de l’histoire sans individualité propre. Par ses travaux en céramique tels Le Calendrier (2009) ou Langues (2008-2010), elle assemble des objets, éléments microscopiques d’un récit les dépassant, mais sans lesquels il serait impossible de faire sens. Elle inscrit les grandes narrations globalisantes dans un quotidien, c’est à dire une expérience vécue et tangible, cherchant à donner une voix à ceux et celles dont la parole est sans cesse appropriée par les discours de ceux qui ont le pouvoir de faire histoire. Dans la continuité de cette perspective, Alice Planes se dirige vers un bouleversement de ses moyens d’expression. Constatant les limites d’un engagement qui se limiterait aux portes bien fermées des galeries d’art, ses travaux récents évoluent vers une confrontation plus forte à son environnement. Dans les travaux variés de son ensemble Le Rêve d’Isham (2013-2014), elle cherche à inscrire aussi bien l’élaboration que le résultat fini à son contexte immédiat, alors la ville de Fès au Maroc. En engageant une dynamique de participation avec danseurs et artisans dans son ensemble de performances et de fabrication d’objets, elle tient à dépasser la solitude provoquée par l’isolement de l’artiste.

De la même manière qu’un récit individuel s’imbrique plus ou moins bien dans la grande histoire, articulant déterminismes et hasard, Alice Planes prend le parti de s’inscrire dans les grands récits mais de ne pas en écrire la fin. De même qu’il est absurde de vouloir accoler une histoire globalisante à une expérience individuelle forcément singulière, elle choisit de mettre en évidence les imprévus et imperfections de trajectoires qui ne sont ni univoques ni simples.

Car la correspondance entre l’histoire familiale d’Alice Planes, faite d’exils au fil des bouleversements de l’Europe du XXe siècle, et celle qui se déroule aujourd’hui est évidente, son travail apparaît comme une prise en compte de la responsabilité politique qui en découle. Cette mise en perspective intime de la répétition de l’histoire (toujours en tragédie, la farce se faisant toujours attendre) permet de faire de l’addition de fragments narratifs un véritable contre-récit, profondément subjectif et intime. Mais c’est précisément cet ancrage dans le vécu et l’expérience qui permet au travail d’Alice Planes d’acquérir une portée politique, dont l’engagement peut être partagé, qui contribue à former un contrepoint essentiel redonnant voix à ceux dont on voudrait faire les objets d’événements ponctuels, par définition sans passé ni avenir.

Lucas Morin - Musée Nicolas Sursock, Beyrouth

Alice Planes has chosen to take the winding roads, forgotten in “great” history, preferring tales, trajectories, and individual narrations to the predictable commonplaces of generalising stories. She offers first and foremost an intimate and micro-historic perspective, never losing sight of the high stakes with which they are interlocked.

In her artistic engagement as in her personal story, the awful tragedies of the 20th and 21st centuries – colonisation, demographic engineering, globalisation and migration – are concepts which certainly form a backdrop, but one in which the simplified re-tellings which permit the understanding of these concepts do not always tally with with the personal stories of those who have really lived them. The description of phenomena and historical events implies a schematisation of experiences, and has the perverse effect of creating predictable stories, negating the specificity of journeys, or even directly putting into question the integrity of those who do not perfectly conform.

Alice Planes takes the gamble of listening and reproducing, with perspective, the micro-fragments of history which construct little by little a complex image of negotiation between lived experience and “great” history. Without systematising, she prefers to take an empirical perspective, adding oral history and everyday objects to the dreams and aspirations of the individuals who she meets, in order to form a subject counter-narration in which accumulation itself ultimately constructs the great stories that are intended to be explanatory.

Confronting the migratory tragedies which haunt the “European fortress”, in the animated video
Partir (2009), Alice Planes plays with the expected elements of the poignant trajectories of migrants looking to cross the Mediterranean at any cost. Far from media sensationalism, or cold reports which turn human beings into terrifying statistics, she chooses to present a lived and singular experience, made of dreams, aspirations, and challenges which complicate the image of a migrant-object of history without their own individuality.

In her ceramic works such as
The Calendar (2009, or Languages (2008-2010), she assembles objects, microscopic elements of a story which goes beyond these, but without which it would be impossible to make sense. She inscribes the great generalising narratives in the quotidian, that is to say a tangible and lived experience, seeking to give a voice to those whose words are constantly appropriated by the discourse of those who have the power to make history. Continuing with this perspective, Alice Planes moves towards a disruption of their modes of expression. Noting the limits of a commitment which would be limited to the well-closed doors of art galleries, her recent works are evolving towards a stronger confrontation with her environment. In the varied works of her series The Dreams of Isham (2013-2014), she seeks to inscribe the elaboration as well as the final result onto her immediate context, at that time the city of Fes in Morocco. By engaging a dynamic of participation with dancers and artisans as a whole in performances and making of objects, she manages to overcome the solitude caused by the isolation of the artist.

In the same way an individual tale interlocks more or less well with great history, negotiating determinism and chance, Alice Planes chooses to inscribe herself in the grand narratives but not to write the ending. In the same way that it is absurd to want to add a generalising story to a singular and invidual experience, she chooses to emphasise the unforeseen events and imperfections of trajectories that are neither univocal nor simple.

Because the link between the family history of Alice Planes, of exiles after the upheavals of Europe during the 20th century, and that which is unfolding now is evident, her work appears as a taking into consideration of the political responsibility which results from it. This intimate focus on the repetition of history (always in tragedy, farce always waiting) allows her to make a profoundly subjective and intimate counter-story from the narrative fragements. But it is precisely this anchoring in lived experience which allows Alice Planes’s work to acquire political significance. In her work, engagement can be shared, which helps form an essential counterpoint giving back a voice to those who have been made the objects of temporary events, by definition without past or future.

Translated by Faith Backer


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Alice Planes joue avec humour le rôle d’artiste et le rôle de femme contemporaine.

En passant librement d’un médium à un autre, l’artiste réalise ses pièces en utilisant la sculpture, la vidéo, le graphisme et la performance sans corrompre le style de son travail. C’est de l’ironie qui surgit de son œuvre nous menant aisément dans son monde fait d’actes et des matériaux quotidiens. Des sacs “Tati”, un déodorant spray, des pillules contraceptives, sont les petits détails de la vie d’une jeune femme “moderne”. La céramique devient le paradigme de la cuisine : la création d’un objet de terre cuite suit le même procédé qu’une préparation culinaire. La pâte est malaxée, étendue, cuite au four et glacée ainsi comme dans la préparation d’un gâteau.

Le personnage qu’elle met en scène dans ses court-métrages vidéo, représente une femme reifié par la société qui mêle son espace intime à l’espace publique. On la voit graffer invisiblement les murs avec une bombe de déodorant, ou laisser des tags au rouge à lèvres sur les miroirs des voitures. Nous sommes face au détournement d’un acte illégal qui devient acte poétique, un geste d’amour. La critique du rôle du deuxième sexe est ainsi subtilement dévoilée. L’héritage des luttes féministes apparaissent dans les questionnements de l’artiste. Ses revendications ne s’inscrivent pas dans un mouvement politique ou queer, ceux sont les cris d’une jeune femme contemporaine qui se confronte quotidinement avec un environemment qui classe et définit chaque être humain. Elle construit ainsi un monde idyllique où la femme est libre de jouer son role naïf. Cette naïveté est alors synonyme d’un geste d’une simplicité naturelle et candide.

Le spectateur devant la légèreté des images de ce récit contemporain, découvre la profondeur, intime et sensible, de sa signification.


Tamara Vignati